Gilles GALLY

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Gilles Gally, Babel pleure

J’aime l’homme.

Un homme qui, comme il aime à le dire lui-même, « a la möelle », voulant, je crois, signifier par là une énergie intime, protégée mais fragile, structurelle et structurante.

Un homme qui n’a pas le temps aussi, non qu’il ne le prenne pour créer, tout au contraire, mais qui doit obéir à une profonde et sienne nécessité interne, s’investir à fond pour dire ce qu’il a à dire, et il a à dire. Il s’arrêterait qu’il continuerait encore et encore, ainsi le vaisseau sur son erre.

Un homme qui, contre vents et marées, a su se conserver radicalement désintéressé, mais en même temps lucide, qui vomit toutes les compromissions mais sait être à l’écoute des autres (je lui serai toujours gré de ce jour où, complètement « à la ramasse » que j’étais, il m’a invité quelques instants à le regarder cueillir des cerises dans son jardin, ce qu’il fallait quand il le fallait…)

Un homme qui, sans souci aucun d’une quelconque mode ni du qu’en dira-t-on, suit sa route, va son bonhomme de chemin, faisant son œuvre, bouillonnant mais pas brouillonnant, au milieu des difficultés, matérielles ou autres.

Un homme qui, muni de cette pierre philosophale de l’artiste qui transforme en or tout ce qu’il touche en une mystérieuse et allègre alchimie, sublimation oblige, a construit patiemment une œuvre puissante et décidée, à la profonde unité interne, un homme qui sait faire preuve de cette faculté rumination et de digestion dont parle Nietzsche à propos des philosophes et des créateurs.

J’aime Babel pleure et ses différentes déclinaisons.

Il est de ces œuvres qui « vous collent au cœur et à la peau », comme dit la chanson, en une hantise douce, Babel pleure est, pour moi, de celles-là.

Le titre d’abord.

Pour l’auteur, un mille feuille de sens : son amour des tours, ponts plantés entre le ciel et la terre, très présentes à une période de son œuvre, son inquiétude devant le massacre programmé de la planète et la mise à mort prochaine de la mer (« la dernière sardine, tu sais, c’est le dernier homme »), que sais-je encore ?

Pour moi, magie du titre à véritable portance onirique, à la manière de ceux de Magritte, par cet oxymore : onques, jamais, ne vit tour pleurer, avec le génial court circuit des surréalistes qui rapproche de manière totalement inattendue mais aussi profondément justifiée, lumineuse, deux réalités a priori radicalement étrangères l’une à l’autre. « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre », disait Lautréamont, mis en musique par Eluard : « la terre est bleue comme une orange ».

Mais il n’est pas que le titre qui soit oxymore, l’œuvre surtout, tant il est vrai que toute oeuvre est sensible avant et après que d’être concept. Contraste du bleu, lissé, laqué, policé, des filaments, lamelles, bras, tentacules, cheveux et du fer géométrique, brut et brute : épousailles entre le vivant et le minéral, l’air ou l’eau et la terre, la nature et la culture (on pardonnera au philosophe que je suis…). Le bleu, la couleur métaphysique, signe de présence dans la vie du double symbole de l’infini : ciel et mer. Le grain du métal rouillé, marbré, tavelé, comme l’écorce ou la peau du vieil homme, dont il est si difficile de se dépouiller. Si l’on préfère encore cette autre opposition philosophique : l’être et le devenir.

De l’humour aussi, presque quelque chose d’enfantin, de naïf au bon sens du terme : pur et sans préjugés, un savoir-faire mais surtout un authentique savoir, nulle rouerie pourtant, nulle affèterie (V BANCEL). Un élan et une incroyable sûreté : l’œuvre est ce qu’elle a à être, rien de plus, rien de moins. Oh ! cet œil carré, légèrement décentré, le strabisme d’un borgne, autre oxymore, reliquat de la mécanique, fenêtre d’azur, ombilic géométrique, qui porte son regard sardonique sur nous, pauvres humains.

Certes, Babel pleure est installée dans le non figuratif, mais fait comme un clin d’oeil au figuratif, pied de nez ou pirouette, ah l’acrobate… Les lamelles jaillissent du tube courbé, faisceau d’un licteur fou, alors que s’échappent de la racine du cercle crénelé, en dentelle, de la corolle de méduse, comme deux longues antennes de papillon, réconciliation du lourd et du léger.

Pleurer, dit l’adage, fait pleurer le bon Dieu ; le bon Dieu fait-il pleurer les hommes ou pleure-t-il sur les hommes ? Faire pleurer Babel. Oui, l’humanité pleure ou pleurera sur son unité perdue, sur ce qu’elle est devenue, massacrée par elle-même, eautontimorouménos, scorpion qui se pique, dans la folle entreprise technique et la course suicidaire au profit, gigantesque machine emballée tournant à vide.

Quant à moi, la douce pureté musicale des formes de Babel pleure en même temps me fait pleurer et en même temps me console de mes propres pleurs. L’art ou la consolation suprême, qui nous fait sentir la blessure béante d’être homme et tout ce cortège des souffrances qui s’en écoule par spasmes, en même temps qu’elle nous en guérit, tel le masseur appuyant durement sur les douloureux noeuds des contractures musculaires.

J’aime Babel pleure.

Haïkus

Ces petits poèmes japonais m’ont paru entretenir un rapport intéressant avec les sculptures de Gilles Gally, par l’alliance qu’ils imposent entre une contrainte formelle unique et une totale liberté.

 

Icare se noie 5

Agave céruléen 7

Et Babel pleure 5

L’œil de dieu ricane 6

Pleure donc Babel 5

Pleure la 3

Vieil homme 3

 

Comète d’azur froid 6

O grand poulpe pétrifié 7

Pleure Babel 4

O Babel, Babel 5

Méduse Gorgone 6

Cheveux de vent 5

Pleure 1

O Babel, Babel 5

Babel pleure 4

Pleure Babel 4

Pleure donc 3

Pleure 1

 

 Luc Strenna,  2009